En quoi la méconnaissance de la réglementation sur les délais de paiement interentreprises est-elle susceptible de constituer un acte de concurrence déloyale ?
La violation d’une réglementation par une entreprise est constitutive d’un acte de concurrence déloyale à l’égard d’autres acteurs économiques présents sur le marché, qui leur cause un trouble commercial, susceptible d’être réparé devant les juridictions.
Il en va ainsi en matière de non-respect de la réglementation des délais de paiement interentreprises.
Reste toutefois à la victime de ce trouble commercial de démontrer l’existence d’un manquement à la réglementation imputable à un acteur économique et l'ayant désavantagé dans son activité économique.
Présentation de l’espèce
SPEED RABBIT PIZZA, à la tête d’un réseau de franchise de vente à emporter de pizzas, a demandé, sur le fondement délictuel (article 1382 ancien et 1240 nouveau du Code civil) au Tribunal de commerce de Paris de faire cesser des pratiques de DOMINO’S PIZZA, à la tête d’un réseau de franchise concurrent, visant à accorder des facilités de paiement illicites ou des délais de paiement excessifs à ses franchisés et de réparer le préjudice qui en découle.
SPEED RABBIT PIZZA soutenait à cet égard que ces pratiques avaient affaibli la compétitivité de ses franchisés et avait engendré une baisse de son propre chiffre d’affaires. Elle a réclamé à ce titre la condamnation de DOMINO’S PIZZA à lui payer la somme de 75,8 millions d’euros à titre de de dommage et intérêts.
DOMINO'S PIZZA a quant à elle, présenté à l'encontre de SPEED RABBIT PIZZA une demande en réparation du préjudice découlant du dénigrement subi à l’occasion de communications de la part de SPEED RABBIT PIZZA la concernant de manière plus ou moins explicite.
Le 7 juillet 2014, les juges du Tribunal de commerce de Paris ont rejeté l’ensemble des demandes de SPEED RABBIT PIZZA et l’ont condamné à indemniser DOMINO’S PIZZA à hauteur de 2,3 millions d’euros au titre du dénigrement.
SPEED RABBIT PIZZA a interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Paris.
Le 25 octobre 2017, la Cour d’appel de Paris a rejeté l’ensemble des demandes de SPEED RABBIT PIZZA et a ramené le montant de l’indemnisation du préjudice découlant du dénigrement subi par DOMINO’S PIZZA à la somme de 500.000 euros.
SPEED RABBIT PIZZA a formé un pourvoi en cassation.
Le 15 janvier 2020, la Cour de Cassation a tranché les points de droit qui lui avaient été soumis.
A cet égard, elle s’est prononcée sur les griefs formulés par SPEED RABBIT PIZZA contre l’arrêt, concernant le dénigrement retenu à son encontre et l’absence de caractérisation d’un acte de concurrence déloyale imputable à DOMINO’S PIZZA pour non-respect de la réglementation sur les crédits et les délais de paiement interentreprises. Seul ce dernier point fera l’objet du présent commentaire.
Accorder des délais de paiement excessif à un partenaire est susceptible de constituer un acte de concurrence déloyale
La Cour d’appel de Paris avait retenu dans cette affaire que « le bien-fondé d’une action en concurrence déloyale est subordonné à l’existence d’un fait fautif générateur d’un préjudice. Peut ainsi constituer une faute la méconnaissance, par un commerçant, de la réglementation qui lui est applicable, car, en se dispensant des contraintes imposées par les textes, il s’octroie un avantage par rapport à ses concurrents » (CA Paris 25 octobre 2017 n°14/15714).
Cette solution est en ligne avec une jurisprudence établie selon laquelle la violation par un acteur économique d’une réglementation applicable à son secteur est constitutive d’un acte de concurrence déloyale (Cass. com. 5 juillet 2016 n°14-17783 ; CA Paris 12 décembre 2019 n°17/03541 ; 17 septembre 2015 n°13/08058 ; T. com. Paris 6 octobre 2015).
Cette règle ne vaut néanmoins pas nécessairement pour les règles déontologiques (Cass. com. 7 juillet 2015 n°14-16307).
Il suffit donc en principe au demandeur de rapporter la preuve (1) qu’un acteur économique s’est effectivement départi des exigences impératives applicables au secteur sur lequel il est présent et (2) que cette méconnaissance constitue pour son auteur un avantage par rapport aux autres acteurs présents sur son marché.
Premier enjeu : prouver le manquement à la réglementation
Prétendre qu’un concurrent ne respecte pas les délais de paiement interentreprises est une chose, le démontrer peut s’avérer bien plus ardu. SPEED RABBIT PIZZA en a fait l’expérience.
En l’espèce, SPEED RABBIT PIZZA avait versé des documents explicitant la teneur de la réglementation des délais de paiement interentreprises ainsi qu’un rapport d’expertise privée qui avait été revu entre la première instance et la procédure d’appel.
SPEED RABBIT PIZZA ne disposait toutefois d’aucune décision de la DGCCRF sanctionnant expressément DOMINO’S PIZZA pour non-respect de cette réglementation, ni de la comptabilité détaillée de cette dernière.
Au vu des pièces versées au débat, les juges d’appel ont considéré que SPEED RABBIT PIZZA n’établissait pas que DOMINO’S PIZZA avait enfreint la réglementation des délais de paiement interentreprises.
Plus précisément, ils avaient retenu qu’il n’y avait pas « besoin d’évaluer les pratiques prétendument illégales alléguées par » SPEED RABBIT PIZZA, faute pour elle de rapporter l’existence d’un lien de causalité entre les faits reprochés et le préjudice allégué.
Saisie d’un pourvoi par SPEED RABBIT PIZZA, la Cour de Cassation a reproché aux juges d’appel de n’avoir pas examiné les nouvelles pièces versées par SPEED RABBIT PIZZA au stade de l’appel (à savoir la nouvelle étude économique) et de n’avoir pas tranché la question de la licéité des pratiques de DOMINO’S PIZZA telles qu’alléguées par SPEED RABBIT PIZZA.
SPEED RABBIT PIZZA a donc, à ce stade, échoué à établir un manquement de la part de DOMINO’S PIZZA à la réglementation des délais de paiement interentreprises, mais ce point sera de nouveau examiné par la Cour d’appel de Paris, autrement composée, qui sera alors tenue de répondre à la question de savoir si les pratiques litigieuses de DOMINO’S PIZZA sont ou non licites.
Deuxième enjeu : apprécier le caractère déloyal de la pratique à l’aune de l’avantage tiré de la violation de la réglementation par son auteur
Le manquement à la réglementation, une fois celui-ci caractérisé, doit encore procurer un avantage à son auteur par rapport aux autres acteurs présents sur son marché.
Sur ce point, la Cour d’appel de Paris avait rejeté la demande de SPEED RABBIT PIZZA au motif qu’ « aucun lien de causalité entre les prétendues fautes et le préjudice invoqué n’est établi, les dommages allégués pouvant s’expliquer par des motifs autres que les pratiques de concurrence déloyale ».
Elle s’est vue contredite par la plus haute juridiction civile, la Cour de Cassation, qui lui a répondu en deux temps :
Premièrement, elle lui a rappelé une jurisprudence établie en matière de concurrence déloyale selon laquelle « un préjudice s'infère nécessairement d'un acte de concurrence déloyale » (Cass. 1 civ. 10 avril 2019 n°18-13612).
L’existence du lien de causalité en matière de concurrence déloyale est directement inférée de la faute. Ainsi, les juges d’appels n’ont pas besoin de s’interroger sur le fait de savoir quels facteurs pourraient avoir causé le dommage allégué.
Deuxièmement, la Cour de Cassation a reproché aux juges d’appel de n’avoir pas recherché « si l’octroi de délais de paiement illicites et prêt en méconnaissance du monopole bancaire n’avait pas pour effet d’avantager déloyalement les franchisés (…), au détriment des franchisés (…), et ainsi porter atteinte à la rentabilité et à l’attractivité du réseau concurrent… » (Cass. 15 janvier 2020 n°17-27778).
Ainsi, la Cour de Cassation critique le raisonnement de la Cour d’appel qui s’était départi de la stricte appréciation du caractère loyal ou déloyal desdits pratiques. Elle les contraint à rechercher le caractère déloyal de la pratique, à l’aune de l’impact concret de la méconnaissance de la réglementation sur le marché.
Il apparaît que les juges d’appel s’étaient penchés dans leur arrêt sur la question du rapport de concurrence entre les deux réseaux de franchise en conflit, alors même que cela n’est nullement une exigence pour caractériser un acte de concurrence déloyale (Cass. com. 25 mars 2014 n°13-12502).
En s’efforçant de répondre aux moyens développés dans le rapport économique versé par DOMINO’S PIZZA qui traitait les questions de la concurrente à l'échelle de zones de chalandise, de la pratique d’éviction alléguée et du lien de causalité avec le préjudice invoqué par SPEED RABBIT PIZZA, les juges d’appels ont perdu le cadre d’analyse, tel que construit par la jurisprudence de la Cour de Cassation en matière de concurrence déloyale.
C’est ainsi que la Cour de Cassation a corrigé le tir en rappelant aux juges d’appel la nécessité pour eux d’apprécier le caractère loyal ou déloyal des pratiques, à l’aune de leur effet sur le marché.
L’arrêt d’appel ayant été cassé, l’affaire est renvoyée devant la même Cour, autrement composée, pour qu’il soit tranché sur le fond des chefs de l’arrêt cassé et donc de trancher la question de savoir si les pratiques alléguées sont ou non déloyales.
Remarques conclusives
L’arrêt de la Cour de Cassation du 15 janvier 2020 est tout à fait opportun en ce qu’il rappelle les exigences pour faire droit à une demande en concurrence déloyale fondée sur la méconnaissance par un acteur économique d’une règle de droit et fait application de cette jurisprudence à la réglementation sur les délais de paiement interentreprises.
Il est ainsi intéressant de se pencher sur l’impact concret que peut avoir une infraction à la réglementation des délais de paiement interentreprises : si une telle infraction permet à un créancier de maintenir à un niveau artificiel la trésorerie d’un ou plusieurs de ses débiteurs, une telle pratique est susceptible d’avantager ces derniers par rapport à d’autres entreprises qui se conforment à ladite réglementation. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une pratique de dépassements suffisamment récurrente pour que cela constitue un avantage concurrentiel tangible.
L'affaire commentée nous enseigne que dans le cadre de ces contentieux en réparation d'un préjudice né de délais de paiement excessifs, la difficulté majeure pour les demandeurs est d’ordre probatoire.
En effet, il est difficile, en l’absence d’accès à la comptabilité détaillée d'un tiers, de rapporter la preuve que ce dernier pratique une politique de contournement de la réglementation en matière de délais de paiement.
A cet égard, la multiplication des décisions de sanction du non-respect de la réglementation en matière de délais de paiement par la DGCCRF et les DIRECCTE pourrait favoriser l’émergence d’un contentieux privé, fondé sur la concurrence déloyale, visant à faire réparer l’atteinte portée à la concurrence du fait de violations récurrentes de ces règles de la part d’un acteur économique.
Cette éventualité doit attirer l’attention des entreprises puisque le non-respect de la réglementation des délais de paiement interentreprises est non seulement sanctionné à travers une sanction administrative, mais peut également faire l’objet d’une demande en réparation d’un tiers ayant été désavantagé.
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